De préférence la nuit

En toute honnêteté, je suis aussi excité qu’à la veille du lancement de mon recueil de nouvelles La Plage des songes et autres récits d’exil (CIDIHCA, 1988), mon tout premier bouquin, il y a bientôt 31 ans. J’ai terminé cette semaine la dernière révision des épreuves de mon vingt-cinquième opus, De préférence la nuit, un recueil d’essais sur le jazz et quelques-unes de ses figures emblématiques, à paraître le 17 septembre chez Boréal, dans la collection Liberté Grande que dirige mon ami l’irrépréhensible Robert Lévesque.

Pour le spectacle de lancement officiel le 25 septembre au Petit Outremont à l’occasion du Festival international de la littérature (FIL), j’en lirai des extraits, accompagné par mon âme damnée l’Amiral Anthony Rozankovic (piano et direction musicale), Samuel Blais (saxophones et clarinettes) et Michel Donato (contrebasse). L’écrivain et mélomane Gilles Archambault, qui a préfacé l’ouvrage, agira à titre de maître de cérémonie.

Toni Morrison n’est plus

On estime qu’elle a transfiguré la littérature américaine. L’écrivaine Toni Morrison, née Chloe Ardelia Wofford le 18 février 1931 à Lorain en Ohio, s’est éteinte dans la nuit d’hier à aujourd’hui à 88 ans. Sa consoeur, la Canadienne Margaret Atwood a réagi à cette nouvelle la qualifiant de «géante de son époque et de la nôtre», ajoutant également : «Sa voix forte va maintenant nous manquer, en cette ère de ciblage renouvelé des minorités aux États-Unis et ailleurs; c’est en soit une tragédie pour le reste d’entre nous».

Lauréate entre autres du prix Pulitzer de littérature 1988 pour son roman le plus célèbre (Beloved) et du Nobel de littérature cinq ans plus tard pour l’ensemble de son œuvre, Toni Morrison est à ce jour la huitième femme et demeure le seul écrivain afro-américain à avoir reçu cette distinction. En lui attribuant le prix, l’Académie suédoise voulait alors récompenser « son art romanesque, caractérisé par une puissante imagination et une riche expressivité, brosse un tableau vivant d’une face essentielle de la réalité américaine ».

Une vocation tardive

Issue d’une famille ouvrière de quatre enfants, la jeune Chloe Ardelia prend comme nom de baptême Anthony, que ses amis abrègent en Toni. Son grand-père est un fervent lecteur de la Bible, et, très vite, elle apprend à lire et à écrire. Chloe Ardelia démontre très tôt un intérêt pour la littérature, notamment pour les œuvres de Jane Austen et de Léon Tolstoï.  Son père est soudeur et n’aime guère les Blancs. Sa mère est plus confiante en l’avenir. Sa grand-mère lui parle de tout le folklore des Noirs du Sud, des rites et des divinités.  Inscrite à l’université Howard en 1949, elle soutient un mémoire sur le thème du suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf en 1953 à l’université Cornell et entame ensuite une carrière de professeur à l’université de Texas Southern, avant de retourner à Howard, alors réservée aux Noirs.

Après avoir divorcé en 1964 de son mari Howard Morrison (dont elle gardera le patronyme comme nom de plume), Toni Morrison s’installe à Syracuse puis à New York et travaille comme éditrice chez Random House. Chargée du secteur de la littérature noire, elle contribue à sa promotion, en éditant notamment les autobiographies de Mohamed Ali et d’Angela Davis et une anthologie d’écrivains noirs qui fera date, The Black Book, en 1973. Parallèlement, elle enseigne l’anglais à l’université d’État de New York, avant d’obtenir un poste de professeur de littérature à l’université de Princeton où elle reste en activité jusqu’en 2006.

On a pu s’étonner qu’une femme de lettres aussi accompli n’amorce son œuvre littéraire personnelle qu’à la veille de sa quarantaine, avec The Bluest Eye (L’œil le plus bleu) publié en 1970, un roman qui n’a guère obtenu de succès au moment de sa parution. Professeure à temps, elle ne pensait pas à écrire. « J’étais mariée à un architecte, j’avais deux enfants. Vous en connaissez beaucoup d’écrivains qui ont des enfants ? », dira-t-elle quand on lui posera la question.

Inspirée d’une discussion que la jeune Chloe avait eue avec une copine durant leur enfance, The Bluest Eye raconte l’histoire tragique d’une jeune afro-américaine timide, Pecola, qui grandit à Lorain (Ohio) pendant les années qui ont suivi la Grande Dépression. Elle est victime des railleries de son entourage pour sa peau sombre qui est contraire aux critères de beauté, au point qu’elle en développe un complexe d’infériorité et souhaite d’avoir les yeux bleus. Pour Morrison, le succès critique viendra avec les deux romans suivants : Sula (1973) et  Song of Solomon (Le Chant de Salomon, 1977).

Une trilogie essentielle : Beloved, Jazz, Paradise

Dans le monde francophone, c’est son roman Beloved (1987), publié en langue de Molière en 1989, qui a imposé Toni Morrison. Retenu par le Cercle du livre norvégien dans le palmarès des 100 meilleurs livres de tous les temps, Beloved raconte la vie de Sethe, une ancienne esclave, hantée par un infanticide qu’elle a commis par désespoir et par compassion. Après s’être enfuie en 1855 du Deep South esclavagiste, Sethe essaie de reconstruire sa vie avec sa fille Denver quand un jour se présente à leur porte une jeune femme qui prétend s’appeler Beloved, terme gravé par Sethe sur la pierre tombale de sa première fille qu’elle avait assassinée pour lui épargner une vie d’esclave. Considéré encore aujourd’hui comme son œuvre maîtresse, à la fois la plus connue et la plus vendue, Beloved a été porté au grand écran en 1998 par Jonathan Demme (réalisateur du Silence des agneaux) avec Oprah Winfrey, Danny Glover et Thandie Newton dans les rôles principaux. Beloved est en outre le premier volet d’une trilogie qui se poursuit avec Jazz (1992) et s’achève avec Paradise (1997).

L’action de Jazz se déroule principalement à Harlem dans les années 1920, les années de la Harlem Renaissance, avec quelques incursions dans le passé de certains personnages venus du Sud de l’Amérique, au milieu du XXIe siècle. Inspiré de la musique qui lui donne son titre, le roman prête la parole à divers personnages qui « improvisent » des solos qui s’emboîtent les uns dans les autres pour créer une œuvre complète. Le ton du roman change également avec chacun de ces solos, allant de lamentations bluesy au ragtime sensuel, utilisant aussi les motifs du call and response hérité du gospel, ce qui permet aux personnages d’explorer les mêmes événements selon des perspectives différentes.

Ce livre présente également des «narrateurs indignes de confiance» dont les émotions et la perspective colorent l’histoire. La narration passe de temps en temps au point de vue de divers personnages, et même des objets inanimés. Première œuvre de Morrison publiée après l’attribution du Nobel, Paradise poursuit les expérimentations formelles de Jazz. Le livre est séparé en neuf sections, dont la première s’intitule «Ruby» du nom de la ville où se situe l’intrigue. Les sections suivantes portent les noms de protagonistes qui prennent par à la vie de la ville et du couvent : Mavis, Grace (alias Gigi), Sénèque, Divine (alias Pallas) et la Consolata (alias Connie). Bien que les chapitres portent les noms de personnages spécifiques, Morrison raconte leurs histoires en racontant les histoires parallèles de la ville de Ruby et du Couvent à dix-sept kilomètres au sud de celle-ci, et explique comment les hommes de Ruby en viendront à vouloir détruire ce Couvent, repaire de femmes qui ont choisi de vivre loin du monde masculin.

Féministe et humaniste, certes, mais porteuse d’une certain sentiment de fierté rebelle typiquement noir

On a beaucoup célébré la vigueur et le lyrisme de l’écriture de Toni Morrison, dont les écrits ont un souffle véritablement épique. Cependant, pour citer la principale intéressée, «je n’aime pas que l’on qualifie mes livres de poétiques, parce que ce terme renvoie à la richesse luxuriante» d’une tradition littéraire qu’elle tient pour bavarde. Ce que Toni Morrison recherchait, c’était «redonner à l’écrit le pouvoir de la langue orale du peuple afro-américain. Cela exige une langue riche mais non ornée. » En 2012, Barack Obama lui avait décerné le plus grand honneur civil du pays, la médaille présidentielle de la liberté, en la reconnaissant pour «sa capacité de soigner notre âme et de renforcer le caractère de notre union». Obama l’avait alors décrite comme «l’une des plus distinguées conteuses de l’histoire de notre pays».

À en croire ses prises de parole politiques des dernières années, Toni Morrison est morte sans que ce sentiment de révolte qui imprégnait son œuvre n’ait été entamé. Comment aurait-il pu en être autrement? Évidemment, l’écrivaine avait vu Barack Obama, un Afro-Américain dont elle avait soutenu la candidature, accéder à la présidence des États-Unis. Mais huit ans après, elle a assisté à l’élection de Donald Trump et à la résurgence du racisme décomplexé, normalisé et triomphant qui régnait dans l’Amérique de son enfance. En tournée à Londres en 2015 pour la promotion de son dernier livre, God Help the Child (en français Délivrances), elle déclarait lors d’une entrevue au quotidien The Telegraph, à propos des nombreuses bavures policières meurtrières qui défrayaient la manchette aux États-Unis : « Je veux voir un flic noir tirer sur un adolescent blanc et sans défense. Je veux voir un homme blanc incarcéré pour avoir violé une femme noire. Alors seulement alors, quand vous me demanderez : “En a-t-on fini avec les distinctions raciales ?”, je vous répondrai oui. »

On se souviendra de Toni Morrison pour son refus de l’exotisme, pour l’extrême rigueur d’un projet ambitieux de redonner aux Afro-Américains, et surtout aux Afro-Américaines, la place qui leur revient de droit dans l’Histoire de leur pays. Sans avoir à s’excuser de ce qu’ils sont, de leurs origines, de leurs calvaires depuis les années d’esclavage jusqu’aux décennies d’exclusion systématique qui ont suivi.

Son œuvre contribue à illustrer une réalité pas encore unanimement acceptée aux États-Unis, à savoir que l’expérience afro-américaine fait partie intégrale de l’Histoire de cette nation. En somme, ses écrits font écho à un vers d’un poème de Langston Hughes, poète de la Harlem Renaissance : «I, too, Sing America» («Moi aussi, je chante l’Amérique»).